Si les mots ont un sens dans la bouche d'un chef de l'Etat, et on veut espérer qu'ils en ont, l'expression employée par Jacques Chirac après la mort du président togolais Gnassingbé Eyadéma est de nature à nous troubler. A peine rentré d'un voyage africain qui l'a conduit au Sénégal et au Congo, l'hôte de l'Elysée a rappelé que l'homme fort du Togo depuis trente-huit ans était "un ami de la France".
Il a aussi ajouté qu'il était "un ami personnel".
Voilà qui oblige. Qu'est-ce qu'un ami personnel, dans le langage d'un président parlant d'un autre président réputé pour être un dictateur ? Certes, Eyadéma n'avait pas l'envergure d'un Pinochet porté par sa junte militaire dans le Chili d'après Allende. Il n'était pas non plus de la taille d'un despote nord-coréen. Ses adversaires, et ils étaient nombreux, parlaient d'un "dictateur de brousse". Il s'était hissé au pouvoir après avoir participé activement – c'est un euphémisme – à l'assassinat de Sylvanus Olympio, le premier président du Togo des indépendances.
Un ami personnel, donc. On ne jettera pas la pierre à Jacques Chirac d'avoir entretenu une relation étroite avec un homme qui, de Pompidou à Mitterrand, avait manifestement su séduire son monde, et du beau monde. Des personnalités aussi respectables que Michel Rocard et Régis Debray lui avaient accordé un certain crédit. De même que Charles Pasqua, et Jean-Christophe Mitterrand du temps où les Africains l'appelaient "Papa m'a dit".
Alors on s'interroge. Eyadéma, ami personnel de Chirac. Mais pourquoi ? Et surtout, comment ? Nul ne pouvait ignorer les accusations portées régulièrement par Amnesty International sur les violations réitérées des droits de l'homme au Togo. A un ami personnel, on demande tout, on dit tout. Qu'est-ce qu'un ami sinon, à ce stade intime, une manière de confident ?
Un proche du président Eyadéma aurait pu lui demander : cher ami personnel, entre nous, ces cadavres de citoyens togolais retrouvés sur des plages de votre pays et du Bénin voisin, ces corps largués d'avions en plein ciel, vous sont-ils imputables ? Oh, bien sûr, tout cela est loin, pensez, en 1998 !
Et entre nous, cher ami personnel, ces tentatives d'assassinat dont fut victime Gilchrist Olympio, le fils de votre prédécesseur assassiné pour de bon avec votre participation active, essayez de vous souvenir, vous n'y étiez vraiment pour rien ?
Sans doute existe-t-il des questions qui fâchent, même un ami personnel. Mais cela faisait un peu désordre de voir la France entériner sans broncher l'élection à vie d'Eyadéma à la présidence de la République, en 2003, alors que Bruxelles refusait d'entrer dans ce jeu perverti par la complaisance. Quant à l'idée que les hommes de main du régime avaient pu jeter à la mer des centaines d'opposants, il ne fallait pas compter sur Paris pour soutenir pareille accusation.
Maintenant que "l'ami personnel" est mort, c'est en violation de toute légalité que l'armée a désigné Fauré Eyadéma, le fils du défunt, pour succéder à son père.
Cette fois, ô surprise, la France s'est rangée du côté de l'Union africaine pour critiquer "toute forme de coup de force".
Ce que c'est que l'amitié : à peine vous voilà trépassé que les vivants manquent à leur parole ! Il était temps, non ?